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LibMag 80

Mémoires d'un libournais

_ PIERRE PEYREBLANQUE _
1905/1996

Le rôle de flûtiste surtout lorsque, comme moi il était débutant, n’était pas de tout repos et il devait faire appel à toutes ses connaissances en lecture de solfège. C’était en effet le violoniste-chef qui se chargeait de fournir le répertoire, lequel se présentait géréralement sous la forme d’un gros cahier, solidement cartonné dans lequel étaient reliés les monceaux de musique à jouer au cours du bal. Et d’ailleurs numérotés pour en favoriser la recherche sans perte de temps ce temps perdu qui pouvait être marqué du cri : «Musique !» lancé par quelque danseur qui en voulait pour son argent. Les feuillets de ce cahier étaient souvent jaunis par le temps et l’usage, ou déchirés, ils avaient été précautionneusement recollés. 
Preuve qu’ils accompagnaient le violoniste-chef tout au long de sa carrière, jusqu’à sa retraite. Et ils les connaissaient par coeur. Il en était parfois de même du cornétiste avec lequel il faisait longtemps équipe. Et qui avait emporté le cahier chez lui pour travailler les morceaux. Quant au joueur de tuba, les sacro-saintes règles de l’harmonie ne lui posaient guère de problèmes dans sa fonction de planteurs de clous, au petit bonheur la chance. Tombé là comme de la dernière pluie au milieu de ces vieux de la vieille qui n’avaient plus rien à apprendre, le junot que j’étais avait besoin de tout le culot que pouvait lui conférer l’inconscience de son âge, et surtout des avantages offert par la flûte, instrument béni pour qui veut croquer (ou avoir l’air de croquer) beaucoup de notes et en mettre plein de vue et les oreilles, quitte à faire un peu n’importe quoi.

- « Ce jeune garçon deviendra sûrement un virtuose avec un pareil doigté !» remarquèrent mes violoneux employeurs.

La rusticité de ces orchestres (!) modèle réduit de l’époque où l’on dansait encore un peu le quadrille, les voueraient de nos jours à un irrémédiable ridicule. Et pourtant, je peux me vanter (si on peut dire) d’avoir été amené à battre dans le genre une sorte de record dans la réduction. Ce fut lorsque un certain René Bertrand, cafetier et organisateur de fêtes à Lugasson, près de Rauzan, vint à la maison pour me proposer un alléchant engagement consistant, le jour de Mardi-Gras et le lendemain, mercredi des Cendres à « courir Carnaval », me dit-il. C’était cinquante francs par jour, nourri et couché. 

Evidemment j’acceptai et, ma petite flûte en poche, comme convenu me rendis par l’autobus jusqu’à Rauzan, et avec mon vélo que j’avais fait suivre, parcourus les quelque huit kilomètres qui me séparaient du bourg de Lugasson.
C’est là que j’appris ce que voulait dire «courir Carnaval». C’était trimbalé dans un char décoré et qui transportait la joyeuse jeunesse lugassonnaise, parcourir la campagne environnante, entrer dans chaque maison rencontrée, et, après y avoir fait la quête, se gaver de crêpes, beignets et autres «jambes d’ouyes». Le tout enfoncé à coups de verres de vin blanc. J’appris aussi que cette balade s’effectuait au son de la musique. 

Mais, ce qui ne me fut pas précisé le jour de l’engagement, c’est que je serai tout seul, sans autre musicien à souffler dans mon flûtiau, ainsi que le veut la tradition. Et des airs autant que possible du folklore, dans le genre de :

« Prend ta gueille mouche te l’oeil
Que la légagne te bouche les oeils ! »

Qu’il me fallut apprendre sur place.
Ce carnaval que j’ai «couru», ce devait être l’hiver de 1927 ou 1928? Ce dont je suis sûr, c’est qu’il gelait à pierre fendre. Et, qu’avec mes cent francs en poche, je crus bien rentrer à Libourne, sans mes doigts, qu’il me semblait être restés collés sur mon piccolo. D’aussi humbles débuts ayant représenté, me semble-t-il quelques indéniables mérites, n’était-il pas juste que la chance et le succès vinssent récompenser celui qui les avait consentis au service de la musique? La récompense vint sous la forme d’une promotion inattendue et inespérée. Car, pour le presque débutant que j’étais encore, être engagé comme flute solo dans un ORCHESTRE DE CASINO, n’était-ce pas dejà se faire une bien élogieuse et éloquente carte de visite ? C’est vrai que l’orchestre ne devait rien à la classique formation philharmonique, mais il fit pourtant en son temps les délices de la clientèle de l’établissement auquel il appartenait, et qui n’était autre que ... LE CASINO DE LA PATACHE, que se flattait de posséder la commune de Pomerol. Vous qui lirez ces lignes, ne souriez donc pas : le CASINO DE LA PAT ACHE a bel et bien existé. Et, dans la décennie qui suivit la Première Guerre mondiale, il connut même ses heures de célébrité et de gloire. 
Du Casino de a Patache, c’est vrai qu’il ne reste de nos jours plus de traces. Pourtant, l’archéologue curieux qui, se promenant sur la route de Lyon, ayant dépassé Cantereau et s’apprêtant à franchir la côte de Marchesseau aurait son attention attirée par quelques fragments de briques jonchant encore l’herbe de ce pré, pourrait se vanter d’avoir decouvert l’emplacement sur lequel fut edifié un temple dédié à Terpsichore, déesse de la danse. Car Dieu sait (et Apollon aussi) si l’on put s’adonner au plaisir de la danse en ce lieu qui connut le Casino de la Patache, baptisé ainsi par l’épicier-cafetier du lieu-dit (il s’appelait Dufau), qui en cloua l’enseigne tout en haut des deux poteaux qu’il planta au bord de ce fossé de la R.N. 89..

A suivre...

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