Lib'Mag live


Libmag 37

Mémoires d'un libournais

_ PIERRE PEYREBLANQUE _
1905/1996

Est-ce par un resté de gloriole pour mon vieux quartier des Fontaines, qu'en dénombrant ses diverses activités de l'époque, j'ai gardé pour la fin en quelque sorte comme le bouquet, son négoce de vins ?
C'est vrai que nous étions pas peu fiers de compter quelques grosses maisons de commerce ayant pignon sur rue, et dont le seul enoncé de leur nom était synonyme non seulement de fortune, mais aussi de dynamisme et de proverbiale probité.

Pourquoi ne pas le dire, car nous y étions sensibles, de noblesse aussi, si ce n'est par des titres plus ou moins authentiques pouvant parfois remonter aux Croisades, du moins par celle que confrère le bouchon dans notre aimable Bordelais où c'est à peine si la maison dans les vignes a besoin d'un pigeonnier pour pouvoir se targuer du nom de château.

Au demeurant, nos nobles du bouchon étaient gens de bonne compagnie, courtois, affables, même point bêcheurs et les rapports avec eux étaient généralement d'agréable voisinage. Depuis si longtemps, je n'ai point gardé en mémoire les noms de tous ces Messieurs, nos négociants, tant ils étaient nombreux. Leurs bureaux s'alignaient en façade tout du long des numéros impairs de la rue des Fontaines, leurs chais donnant sur la rivière l'Isle, avec, pour certains, un quai d'embarquement pour le transport fluvial. Mieux que des noms, ce sont des images et des silhouettes qui sont comme gravées dans ma mémoire. La Maison des Frères Saby (deux messieurs toujours élégamment habillés) ne se trouvait qu'à quelques portes du 125 de mes grands parents. Cette maison était plutôt spécialisée dans les vins fins pour clientèle de luxe, et c'est surtout des caisses de bouteilles que l'on y voyait charger. De son Mai'tre de chai qui s'appelait M. Cousseau, qu'on apercevait souvent, à la lueur d'une bougie vidant sa pipette dans un verre ballon, on disait que, rien qu'au nez, il dégustait sans jamais se tromper ni d'appellation, ni de millésime. Et cela lui valait une sacrée réputation dans le milieu «barricailleurs».

Quant aux Fontaines, on voulait parler d'opulence et de fortune, il n'était pas rare qu'on dise:«Riche comme les Bonenfant». Le signe extérieur ô combien éloquent de cette fortune des Bonenfant était, sans conteste, leur maison. Pas spécialement leur Maison de commerce des vins, comptant pourtant parmi les plus importantes, mais surtout la maison qu'ils venaient de faire construire rue des Fontaines et dans laquelle ils habitaient.
Ah! quel bel immeuble c'était en effet! Il porte actuellement le numéro 109 et a subi les injures du temps et de la pollution, mais il était alors flambant neuf. Ils resplendissait de ses belles pierres blanches, de ses magnifiques sculptures, de son balcon ouvragé, de ses  fenêtres à petits carreaux et de son pignon recouvert d'ardoises. Les habitants des Fontaines en avaient suivi avec curiosité la toute récente édification, ainsi que celle de ses écuries et de ses vastes chais qui le prolongeaient tout du long de la rue, épousant le même style, (ces dépendancers de nos jours sont à peu pres démolies). Le tout représentait un bien important ensemble monumental qui faisait l'admiration des passants.
Mais, la maison des Bonenfant était aussi et surtout un symbole matérialisé. L'exemplaire leçon à la gloire du travail, du mérite et de l'économie, vertus qui seules peuvent avoir la réussite pour récompense.

Le héros, pour moi légendaire de l'aventure, que j'ai tant de fois entendue raconter quand j'étais enfant, c'était donc ce vieillard chenu, qu'en passant sur le trottoir de la Maison Bonenfant je voyais si souvent assis, parfois sur une barrique, appuyé sur sa canne, et réchauffant ses vieux os au soleil ? La barbe jaunâtre taillée à la François-Joseph, coiffé d'un vieux feutre qui n'avait plus de forme, vêtu d'un costume défraîchi dont le pantalon trirebouchonnait, et «à qui on aurait donné quatre sous» comme on disait. Son seul signe extérieur d'opulence etait la grosse chaîne de montre en or qu'il portait en sautoir au-dessus de son ventre croulant.
De l'or? Avait-il fallu qu'il en ait amassé, le vieux pépé, pour que son fils Eugène puisse faire construire le plus somptueux immeuble de la rue des Fontaines! Des picaillons dont l'histoire quasi-légendaire, aussi exemplaire que la fable du laboureur et ses enfants était racontée aux enfants comme sujet de médiation.

- «Hé oui mon petit? - J'entends encore mon grand-père Jodeauil y a encore de vieilles personnes de Libourne qui pourraient te le dire : c'est avec un ballot noué et tenu sur son épaule par un bâton, que, parti de son Auvergne natale, ce bon vieux, que tu vois là, a parcouru par la route et les villes et les villages de France et de Navarre à Libourne, ici aux Fontaines, où il a commencé en tout petit à venpour proposer ses petits mouchoirs de Cholet, ses nappes, ses serviet- l tes, ses draps et son linge de maison. Et, un beau jour, il s'est arrêté dre ses premiers barricauds de vin. A force de courage, de travail et d'économie, tu vois où il en est arrivé, le père Bonenfant?» Comment ne pas reconnaître en ce vieux bonhomme si riche, la réplique d'un des héros de roman à la Balzac ?
Et ne pas l'admirer trônant comme un monarque devant les chais de la firme qu'il avait créée? Ou, comme je le vis parfois, faisant sa tournée d'encaissement des loyers des que ques qumze maisons qu'il possédait aux Fontaines. Ou sortant de chez celle de ses locataires qu'on avait baptisée «la Veuve Joyeuse», où les mauvaises langues avaient remarqué qu'il restait vraiment bien longtemps pour simplement signer le reçu.