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LibMag 60

Mémoires d'un libournais

A mi-rue Gambetta, c'est chez Collètre (horloger authentiquement Suisse) que furent achetés ma montre, offerte par ma marraine, ma tante Odette Dumon, ainsi que mon cachet de première communion en Fix et mon chapelet à jolis grains bleus. Juste la porte à côté, c'était la librairie-imprimerie Patu. C'est là que nous choisîmes le missel et le jeu d'images pieuses à offrir et à échanger entre communiants, et au verso desquelles s.ont imprimés le nom et la date. Enfin c'est tout à fait en haut chez le bottier Browner que furent achetées mes bottines montantes à lacets.

La rue Gambetta avait donc satisfait à tout le rituel. Mais il nous fallut y revenir dans les jours qui suivirent la cérémonie, et ce fut pour, la photographie du communiant, chez le maître photographe Perboyre.
Dans une boîte au grenier, je devais retrouver un exemplaire jauni de cette photo, où aucun des rituels de la cérémonie ne manquait. Quelques jours après la cérémonie de la première communion, c'était la traditionnelle procession à Notre Dame de Condat où, avec le clergé, se rendaient en costume les communiantes et les communiants de trois paroisses de Libourne. Le transport était effectué par les grands omnibus hippomobiles des voituriers Laton et Nessans. Ces véhicules offrant la particularité de disposer d'une galerie supérieure à laquelle on accédait par un escalier a vis qui se trouvait à l'arrière, c'était la bousculade à qui réussirait en jouant des coudes à grimper pour se jucher à l'étage. Ce qui n'était pas sans quelques coups échapgés, boutons arrachés et autres dégâts vestimentaires, Et même voiles déchirés, car les communiantes n'étaient pas les dernières à participer à l'escalade. Mais, pendant la procession, au rythme des cantiques et du « Sauvez
la France » qui revenait toujours, la grâce redescendait dans les âmes. Et je me souviens que la mienne, toute innocente, s'élevait vers la Sainte Vierge, persuadé que j'étais que, pour que comme à Lourdes on l'appelle Notre Dame, c'est bien qu'elle avait dû apparaître un jour à Condat.
Qui sait, peut-être du côté de la Corbière ou de la Font-Moreau?

* * * 

Il y avait longtemps que, sa permission achevée, mon père était reparti au front; à l'école j'avais sauté une classe, mais la guerre durait toujours. Et nos jeunes oreilles n'entendaient guère parler que d'elle. Tous les jours à la maison, mon grand-père lisait à haute voix le communiqué sur la Petite Gironde, et souvent, par-dessus la barrière du jardin, il le commentait avec notre plus proche voisin M. Reyraud, qui était musicien et jouait de la contrebasse à cordes à l'Harmonie
de Libourne.

- Vous verrez, M. Jodeau, ON LES AURA!

répondait toujours le voisin contrebassiste à mon grand-père, qui était d'un tempérament plutôt pessimiste et prétendait qu'on n'en était pas encore au bout. Que pouvais-je entendre d'autre des quelques voisines ou amies réunies autour de ma mère et de ma grand-mère (on se réunissait beaucoup pour économiser le charbon qui se faisait rare), et qui tricotaient des cache-nez ou des passe-montagne pour leur poilu, le mari, le frère, ou celui dont elles étaient la marraine de guerre. Ce qui était le cas de notre voisine d'en face la Rachel, qui prêtait à sourire quand elle disait que c'était par pur patriotisme et pour lui remonter le moral qu'elle avait envoyé sa photo au sien filleul.
De cet ouvroir, je ne pouvais recueillir que dialogues sur les lettres reçues du front, lues et relues, sur ceux du quartier dont on était sans nouvelles, ou qui avait été fait prisonnier. Hélas! aussi sur celui dont la famille avait reçu la nouvelle qu'il était mort au champ d'honneur. En une sorte de réaction aux événements, les langues avaient tendance à devenir venimeuses quand la conversation roulait sur certains sujets. En particulier, quand venait sur le tapis celui des  «embusqués».
«A l'arrière», comme on disait, on appelait ainsi les hommes dont on se demandait pourquoi ils n'étaient pas sur le front comme les autres. Et, on les regardait d'un mauvais oeil. C'était le cas en ville de quelques «fils à papa» ainsi que d'un dépositaire de presse, qui étaient mobilisés dans des bureaux à Bordeaux et faisaient remarquer par leur tenue militaire fantaisie. En place de molletières, ils portaient des leggins. On citait aussi sur la route de Lyon ce clerc de notaire si rose et si jouflu, et célibataire qui plus est, dont on se demandait quelle maladie il avait bien pu inventer pour n'avoir pas été mobilisé. Dans notre quartier, nous ne comptions qu'un seul demi-embusqué. Cétait l'ancien mécanicien tourneur de la Maison Jayet et Vandel, les fabricants de la pompe à vin «Java», à l'entrée de la rue des Fontaines. Il avait été mobilisé sur place, parce que, dans l'usine réquisitionnée, on tournait des obus-pour notre fameux canon 75. On ne parlait même pas de notre bouif de la rue Beillon qui avait confestionné mes premieres bottines sur mesure, car le malheureux était pied-bot. Mais on n'avait pourtant pas êté sans remarquer que son pied avait été beaucoup plus «bot» dès le jour de la mobilisation. Et il n'avait jamais tant boité. Un sujet dont il était également parlé était celui des espions. L'affiche «TAISEZ-VOUS, MEFIEZ-VOUS LES OREILLES ENNEMIES VOUS ECOUTENT» n'était pas pour rien dans cette espionite qui régnait dans notre quartier comme partout. Un négociant en vin, agent d'une grosse marque de champagne de notre rue, qui s'appelait Steigerwald, d’origine Suisse, et qui en famille parlait de préférence l'allemand, fut convoqué au commissariat de police. C'était sur dénonciation d'espionnage (comme par hasard par d'autres négociants du quartier). En effet, n'avait-on pas vu entrer chez lui un soldat français en tenue ? Ce militaire n'était autre que fils du comptable de la maison, un vieux Libournais bien connu. Pour faire une bonrie surprise à son père, aussitôt arrivé en permission, le militaire était allé prendre papa à la sortie du bureau. Il avait même été convié à vider une coupe de champagne. «Peut-être pour le fair parler?» avait insinué M. le commissaire. Une qu'on donnait également pour espionne était celle qu'on appelait «la Chipinpin». On l'avait pourtant toujours connue pour faire le ramassage des peaux de lapins et des vieux chiffons. Il faut dire que, lorsque la Chipinpin était saoûle, son refrain non moins connu se transformait en : 
«Y a bas d'givons à bendre
Bas d'beaux labius à bendre ?»
- Avec un pareil charabia, prétendre que la Chipinpin nous avait été envoyée d'outre-Rhin pour relayer Mata Hari, pouvait sembler ne pas être un lapin.